Il est désormais avéré que les entreprises vont devoir se transformer en profondeur pour faire face aux défis du développement durable. Parmi ceux-ci, trois auront un impact structurel sur la stratégie industrielle et financière d’une entreprise. Le premier appelle à abandonner la gouvernance actionnariale au profit d’un modèle partenarial garantissant l’engagement de l’entreprise dans la transition énergétique et écologique. La seconde nécessite l’adoption d’une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE) afin que les entreprises intègrent les Objectifs de Développent Durable (ODD) dans leurs stratégies. Enfin, il est important de disposer d’un référentiel cohérent au niveau européen sous la forme d’indicateurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG), afin que les entreprises puissent définir des objectifs de manière claire et lisible pour évaluer les résultats et orienter les investissements importants vers des « activités vertes ».
De la gouvernance actionnariale à la gouvernance partenariale
Avec l’instauration du néolibéralisme dans les années 1980, la gouvernance actionnariale domine les pays anglo-saxons. Le principal effet de ce modèle de gouvernance est qu’il efface tous les autres associés de l’entreprise et détériore les investissements à long terme. La gouvernance partenariale rejette cette notion simpliste et reconnaît qu’une entreprise est un groupe humain engagé dans la création de valeur sociale. L’entreprise dirigée par une gouvernance partenariale est une équipe efficace formée par la coopération et la complémentarité des talents. Cela conduit à une variété de modèles de gouvernance partenariale possibles, en fonction de l’implication des partenaires entreprises, de leurs membres internes et des partenaires externes, qui apportent des atouts spécifiques.
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L’impact de la gouvernance d’entreprise sur la stratégie financière
De 1996 à 2019, deux faits typiques issus de l’enquête de stratégie financière de grandes entreprises cotées au New York Financial Center et à Francfort permettent de mettre en lumière l’opposition entre le modèle de gouvernance actionnariale et le modèle de gouvernance partenariale. Le premier fait quintessentiel concerne la différence significative de rentabilité financière entre les sociétés cotées aux États-Unis et en Allemagne. En effet, le rendement des capitaux propres (ROE), qui relie le résultat net d’une entreprise à ses fonds propres, est en moyenne de 21,2 % pour la première et de 10,5 % pour la seconde. Cette différence s’explique par un mécanisme financier appelé effet de levier, plus efficace dans le cas des États-Unis.
Le deuxième facteur est la décision de la direction de l’entreprise d’augmenter autant que possible le levier d’endettement, c’est-à-dire la part de la dette contractée auprès des créanciers, banques ou marché obligataire, relativement à celle des fonds propres. Plus ce ratio est élevé, plus le ROE l’est aussi mécaniquement, car le résultat net est alors rapporté à une plus petite base de fonds propres. Le levier d’endettement des entreprises américaines (82,4 %) est nettement supérieur à celui de leurs homologues allemandes (56,0 %). Ainsi, le ROE s’exprime comme le taux de différenciation de la stratégie financière d’une entreprise et les différencie d’une place financière à l’autre selon le modèle de gouvernance employé. D’une part, la gouvernance actionnariale oblige les directions d’entreprise à privilégier les attentes d’un actionnariat instable et exigeant en matière de rendement financier. Cela se traduit par une stratégie de valeur actionnariale basée sur une forte sélectivité des investissements et la captation des rentes oligopolistiques sur les marchés mondiaux. En revanche, une gouvernance partenariale basée sur une prise de décision partagée implique l’engagement des salariés et le soutien d’actionnaires patients et modestes sur les attentes de performance.
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La RSE comme traduction des objectifs de développement durable
Depuis l’adoption de l’Agenda 2030 par l’Assemblée Générale des Nations Unies en septembre 2015, les 17 ODD ont été déclinés en 169 cibles et sont devenues la norme de référence pour apprécier l’engagement des pays sur la voie de la transition énergétique et écologique. La responsabilité sociale des entreprises est le « traducteur » des objectifs de développement durable des entreprises. La démarche de responsabilité sociale des entreprises comporte trois dimensions : gouvernance d’entreprise, responsabilité sociale et responsabilité environnementale, et est évaluée à des fins publiques sous la forme d’indicateurs ESG. La nécessité de concevoir des stratégies à long terme face à une incertitude accrue conduit à approfondir les décisions partagées. Il est nécessaire de se connecter avec les composantes de et ses parties prenantes externes.
La responsabilité sociale des entreprises se traduit principalement par trois aspects : les relations avec les employés au sein de l’entreprise ; les droits et normes du travail qui s’appliquent à tous les travailleurs de la chaîne de valeur ; les relations avec les consommateurs ou les utilisateurs finaux des produits que l’entreprise vend. En vertu de ces lignes directrices, les entreprises ont la responsabilité de développer des ressources immatérielles, qui se répartissent en trois grandes catégories : le capital humain, le capital structurel et le capital social. Une fois mobilisées par des efforts spécifiques, les ressources immatérielles constituent des actifs qui contribuent à la singularité, à la pérennité et à une meilleure maîtrise des risques inhérents à ses activités industrielles et commerciales. Cependant, il n’y a pas de lien direct entre les coûts de développement des ressources immatérielles et leur impact sur la performance de l’entreprise. Ceux-ci fonctionnent par synergies, en fonction de leurs dispositions spécifiques basées sur les politiques dans le cadre desquelles ils ont été développés. L’évaluation de la performance d’une entreprise au regard de ses politiques RSE, nécessite l’utilisation d’un ensemble d’indicateurs de diversité de nature qualitative et quantitative à travers les trois registres RSE : comparabilité, transparence et cohérence.
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La nécessité d’une information extrafinancière transparente
En avril 2021, la Commission européenne a proposé une directive concernant l’obligation pour les grandes entreprises de publier des rapports sur leur contribution au développement durable : le Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Cette proposition marque une avancée importante dans la publication de données ESG de qualité. L’objectif est de fournir un cadre d’analyse en ligne avec les ambitions du Green Deal européen d’une part et la réglementation de la finance durable d’autre part.
Les normes définies par la Commission européenne visent à mettre sur un pied d’égalité les informations financières et non financières, pour toutes les parties prenantes d’une entreprise, et pas seulement les financiers. Deuxièmement, ils visent à établir la “double matérialité” du message, en ne se concentrant pas uniquement sur les menaces aux activités posées par le changement climatique et la dégradation de l’environnement, mais à s’intéresser aussi aux risques de dégradation que l’entreprise fait planer sur le climat et l’environnement.
Cependant, les entreprises ne seront incitées et contraintes à mettre en œuvre efficacement leurs stratégies de transition énergétique et écologique que si l’État lui-même adopte des politiques économiques en ce sens et accompagne la transformation de l’entreprise.
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Le poids de la finance pour faire face à la menace climatique
Les marchés financiers n’ont pas réussi à évaluer l’importance existentielle et les risques à long terme du changement climatique, nécessitant une planification écologique. Il est donc nécessaire que les pouvoirs publics distinguent soigneusement deux modèles d’évaluation complémentaires :
- Les prix du carbone « incorporés » des biens polluants pour décourager la consommation (pénalités), pour limiter les pertes financières des entreprises du carbone (actifs bloqués) ;
- Les prix du carbone “évités” (bonus), soit un prix fictif pour inciter les entreprises à des investissements qui évitent des émissions de gaz à effet de serre.
Ce prix fictif doit être fixé à un niveau suffisamment élevé (au moins 100 € par tonne de CO2) pour rapprocher le retour sur investissement attendu de la rentabilité sociale marginale du carbone évité pour atteindre la neutralité carbone.
Le système financier peut être transformé dans une direction plus verte. Les certificats carbones peuvent être regroupés et titrisés en obligations vertes et certifiés tout au long du processus de leur génération. Parce que ces obligations représentent une diversification des titres existants, elles séduiront les investisseurs institutionnels à long terme. Les banques centrales peuvent réglementer le prix de ces obligations, en fonction de l’émission de carbone évitée, en vendant et en achetant ces titres, comme elle le fait à d’autres fins dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. Elle peut également accepter ces certificats en garantie d’un refinancement bancaire. En tout état de cause, ceux-ci peuvent contribuer au verdissement de la politique monétaire.
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Pour conclure, l’ambition de la Commission européenne de réduire les émissions de carbone de 55% d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990, à travers la “loi climat”, ne pourra être réalisée que si toutes les politiques des États membres soient orientées vers la neutralité carbone. La stratégie couvre un large éventail de domaines : biodiversité, économie circulaire, énergie renouvelable, rénovation des bâtiments, contrôle de l’acquisition foncière et restauration des forêts.
Cet article est une synthèse du chapitre 4 (Quelle gouvernance d’entreprise pour la transition énergétique et écologique ?) de l’Economie mondiale 2023 CEPII. Il a été écrit par Michel Aglietta et Renaud du Tertre.